Amendes

La photo d’entête représente Major Taylor, un champion de vélo sur piste afro-américain, décédé en 1932 à Chicago.

La ségrégation entre le South Side et le reste de la Windy city est grossière  jusque dans les moindres détails du quotidien. Je reviendrai sur la question de la mobilité, dans ce pays dédié au déplacement automobile, dans un des 50 billets que j’ai en préparation.

A l’Experimental Station, l’un des lieux hôte de ma résidence on a fait le pari du vélo comme moyen de lutte contre la ségrégation spatiale et comme levier éducatif, avec le Blackstone Bicycle Works. Ils ont même monté une équipe de cyclo-cross, un sport où les afro-américains sont quasiment absents (tout comme dans les autres compétitions sur deux roues. )

Depuis la crise de 2008, le vélo est passé d’anecdotique à un enjeu central dans le South Side. Économique, ce mode de déplacement permet de rejoindre le centre en 45 minutes contre 1h30 en partant du même point en transport en commun. De nombreux habitants du sud de la Ville sont obligés de commuter deux fois par jour pour le travail ou pour les études. Le vélo est donc pour ceux qui ne peuvent ni se permettre une voiture ou les transports en commun, un moyen de survie (voir carte ci-dessous). Même si la ville est quasiment plate, cela représente des efforts considérables si on considère les variations météorologiques extrême (on peut monter jusqu’à 40° régulièrement en été, et les hivers sont très rigoureux et enneigés).

(L’importance de la pratique du vélo s’entend ici sans même aborder les effets positifs sur la santé dans une communauté qui cumule un fort quota de maladies auto-immunes (asthme, diabète, cron etc.), de dépression, et d’autres maladies chroniques dont on sait que le quotidien des patients peut être amélioré par l’activité physique. Mais ça aussi, je suis censée y revenir.)

Mary Wisnievki, reporter au Chicago Tribune et auteure d’une biographie sur Nelson Algren, spécialiste de la mobilité, a mis en évidence en mars 2017, que la police verbalisait différemment les cyclistes afro-américains (du South Side et ceux des autres quartiers noirs au Nord et de l’Ouest). En un an, rien n’a changé sous le ciel de la Chi-City.

 

Carte de répartitions des amendes distribuées pour avoir roulé sur le trottoir – Source : Police de Chicago

Les infrastructures routières sont tout entières dédiées à la voiture, il est donc vital, pour les cyclistes, dans certaines zones, de pouvoir trouver une alternative à la chaussée. Ailleurs les règles concernant le fait de rouler sur le trottoir (l’objet principal de ces amendes) diffèrent donc entre l’État de l’Illinois, qui l’autorise par pragmatisme et la Ville de Chicago.

La politique de la fenêtre brisée et le plan Vision zero (qui vise à reduire les accidents routiers), dans les quartiers à forte criminalité où la police patrouille le plus, explique en partie ces disparités. A ceci s’ajoute selon, les dires de la CPD, les résultats de la guerre à la drogue et d’un plan récent qui vise à profiter des stops ou des feux rouges pour effectuer des fouilles de véhicules et de personnes. La CPD prend en exemple des exactions commises à vélo pour ajouter à son discours des arguments justifiant ses usages discriminatoires à l’encontre des cyclistes noirs.

Pourtant,  des études sociologiques  ont montré que les incriminations disproportionnées pour des faits mineurs ont un effet délétère sur les relations entre les habitants non criminels et la police. Mais cela n’empêche pas Glen Brooks, un des porte-parole de la CPD, chargé des relations avec le public, d’exceller en langue de bois et arguments fallacieux sur le sujet.

Sachant que c’est surtout le manque d’infrastructures cyclables qui explique la nécessité de rouler sur les trottoirs, surtout sur les grands axes sur sud de la ville, les verbalisations ne peuvent être vues,  tout comme l’état lamentable des chaussées, que comme un facteur supplémentaire aggravant la discrimination spatiale. Il ne suffit que de prendre la belle piste du Lake Front qui permet de rejoindre le centre, le Loop en suivant la côte. Elle s’arrête un peu en dessous du South Shore Cultural Center vers la 71th. Quand on roule dans les quartiers de Woodland, ou de Washington park, les pistes cyclables, qu’elles soient de simples indications au sol, ou de véritables pistes séparées, s’arrêtent souvent subitement ou proposent des détours importants. On est loin du confort que l’on trouve dans le Loop, même si les cyclistes doivent faire face à l’occupation par les véhicules en stationnement de leurs pistes.

 

Lire
Cops slammed for ticketing black cyclists: ‘It’s about the police harassing people’ 
Black bike advocates say they’ll fight CPD’s biased ticketing practices
Black neighborhoods still see most bike tickets, police data show
Biking while black
CPD Doubles Down on Claim That Heavy Bike Enforcement Is a Fair Anti-Violence Strategy

A propos de BBW
How Woodlawn kids are learning to fix bikes
How Blackstone Bicycle Works Opens Doors for Black Youth

Projets similaires dans d’autres quartiers
http://westtownbikes.org/
http://workingbikes.org
Bronzeville Bike Box

 

Nelson

J’ai découvert Nelson Algren en préparant ce voyage.

Je connaissais l’adaptation de son roman L’homme au bras d’or, sans me souvenir que l’histoire se passait à Chicago.

Jouant un vétéran polonais-américain à la dérive, qui débarque en bus dans le Polonia Triangle après une cure de désintoxication, Sinatra puise dans ses origines de marlou de la famille Genovese pour endosser le rôle de Frankie Machine face à la caméra d’Otto Preminger.

Cette adaptation au cinéma, c’est souvent ce que l’on retient de Nelson Algren, en dehors de Chicago, bien que ce film n’ait pas reçu son approbation,  il en dit d’ailleurs bien du mal – à cause de changements dans les personnages et le renversement total de la fin du récit.

The voice en crise de manque dans l’Homme au bras d’or

En France, on connaît surtout Algren pour avoir été l’amant misogyne de Simone de Beauvoir (voir le recueil du Castor,  Lettres à Nelson Algren).

Algren a perdu de sa renommée propre, pour retomber aux États-Unis et en Europe dans les limbes littéraires. Bien que régulièrement réédités, principalement chez Gallimard dans diverses collections mais aussi chez 10/18 et feu 13e note, ses textes sont peu connus chez nous. Mais à Chicago, il est de toutes les librairies et bibliothèques. Tout comme Koltès à Metz, la gloire locale se vit mieux mort (dans les années 60, il était encore impossible de trouver les ouvrages d’Algren à Chicago). Et le livre dont je vais parler maintenant a été activement décrié et détruit sur place, restant longtemps introuvable.

J’ai évidemment lu Chicago, le Ciel et l’Enfer aka Chicago: City on the Make, qui a été publié en français cette année chez Bartillat, et en 1951 en anglais. Le livre sent l’amour de l’asphalte et des bars miteux et recèle une intuition particulièrement fine – et donc désabusée – du devenir de la cité. L’ouvrage est préfacé par son ami Studs Terkel,

Né à Détroit, il grandit à Chicago et y passe l’essentiel de sa vie. Il vole une machine à écrire et passe quelques mois en prison alors qu’il a vingt-quatre ans. Nelson Algren finira sa vie dans l’État de New York après avoir quitté la ville du vent suite au reportage effectué  sur le procès de Hurricane Carter pour Esquire. (On retrouve une version romancée de l’histoire de Carter issue de ce reportage qui si j’ai bien compris n’a jamais été publié, dans The Devil’s stockings).

Les citations d’Algren sur Chicago abondent. Mais je crois, qu’au delà des phrases grandiloquentes et fleurant bon le sexisme de base, c’est la façon dont il décrit, en partant de l’histoire des ligues de vertu anti-alcooliques l’hypocrisie globale qui me frappe ici dès les premières déambulations. C’est aussi comment il raconte le scandale des White Sox, en faisant le lien entre cette histoire de tricherie et de pari et le fond de l’air sur cette rive du Michigan. Say ain’t it so, Joe.

Chicago est une ville sécuritaire et bigote, avec des lieux de culte  et des policiers à tous les coins de rue, dans laquelle il est interdit de boire de l’alcool dans les parcs, mais où l’on peut faire un feu pour griller des saucisses (après avoir payé un permis si tu as une famille un peu trop nombreuse). Une ville avec des croix sur la façade, des bannières étoilées à en gerber et la plus grande police privée des États-Unis pour garder les étudiants de Rockefeller bien au frais. (La juridiction de l’UCPD s’étend de la 37ème rue au Nord à la 64ème rue au Sud et de l’avenue Cottage Grove jusqu’au lac Michigan, soit environ six miles carrés.) Si tu as 21, pas d’alcool pour toi, mais tu peux traîner dans un bar qui sert de la nourriture si tu ne t’assieds pas au comptoir et tu peux bosser comme un chien à la caisse de chez Walgreens, mais si ton client achète de l’alcool, tu dois appeler un responsable – et flippe dès que le mot bière apparaît même si ta cliente t’assure que la ginger beer est un soda et que c’est marqué dessus (c’est du vécu).

Algren décrit la scène artistique et littéraire des années cinquante de manière féroce. Il y a bien Richard Wright dont il vante le talent, mais qu’il pourfend car il a quitté la ville pour rejoindre la scène germanopratine et essayer d’y montrer patte blanche. Algren, chicagoen voyageur et fin observateur savait que l’écrivain existentialiste bien que devenu français allait ressortir de la traversée encore plus amer.

Le Chicago sans scrupule et ségrégé, toujours à la recherche d’une gratification (sexuelle ou financière) d’Algren n’a pas de mémoire, et balaye sa population, ses bâtiments, au gré du vent venu du lac Michigan.  » (…) (P)ourquoi se préoccuper de savoir si dans sa course contre le temps Chicago dégringole ou progresse, tant que la course continue. »

La Windy City, je le comprends maintenant que je suis ici, est bien un « passager ivre qui ne se rappelle pas où il est monté ni à quelle station il doit descendre ». Une ville qui renaît perpétuellement de ses cendres et vit en commercialisant les fantômes de son passé. Qui glorifie ses vieux devenus inoffensifs et dresse des stèles aux lettres dorées à ses morts.  Un peu comme Metz, quoi.

Lire : https://thebaffler.com/salvos/lost-on-nelson-algren-avenue
Écouter : https://studsterkel.wfmt.com/programs/interview-nelson-algren-and-fred-hogan