Armani Harris

La semaine dernière, Armani Harris, un jeune homme de 25 ans a été tué par balles à huit cent mètres de là où je loge. Juste à l’entrée du campus de l’Université de Chicago, alors qu’il était arrêté à un feu rouge.

Je suis passée à la veillée commémorative organisée par ses parents, sur Midway. 

Plusieurs choses rapides :

cirque médiatique : aux nouvelles du matin tôt la mort de Mr Harris est présentée comme liée probablement à une activité criminelle.  Puis rapidement dans la journée, tout le monde se ravise et évite de sous entendre que les dires des parents statuant de la probité du jeune homme sont en décalage avec la réalité.  J’aurai du enregistrer car ces journaux oraux et télé ne sont pas archivés. Le revirement est fulgurant. On insiste alors sur tout les signes de normalité incarnés par le jeune homme : nouvelle voiture, nouveau job, adoption de l’enfant de sa compagne, jeune papa, impliqué dans la vie associative de son quartier de Bronzeville. Bref, the guy next door, tué dans un drive-by dans un endroit habituellement paisible et hypersurveillé (police du campus, sécurité privée, police de chicago) puisque jouxtant le campus.

A la veillée, les seules personnes blanches (c’est important ici de le préciser) présentes sont les journalistes et photographes des journaux locaux (tv et presse papier/online). J’ai un peu honte pour les équipes qui traquent la mère, lui courent après alors qu’elle se met de côté pour reprendre ses esprits et se préparer à répondre à leurs questions. Seul le mec du Hyde Park Herald (Marc Monhagam – un photographe très présent sur les évènements du quartier), le photographe du Chicago Tribune, et l’équipe de CBS font preuve d’un peu de retenue et attendent que les proches de la famille viennent les chercher et que les témoins de la famille soient prêts à les recevoir.

Sur place : pas de représentation de l’université  qui depuis hier ne communiquent que sur le fait que Mr Harris n’était pas étudiant chez eux et que les forces de police étaient positionnées à proximité et sont intervenues tout de suite et on fait parvenir immédiatement une alerte de sécurité à tous les étudiants via leur système d’alerte. Mettons cela sur le compte de mon retard, ils sont sûrement venus avant mon arrivée en grande délégation. Essentiellement la famille, des amis et des gens du bloc 1200 et alentours, qui comme moi, viennent simplement soutenir la famille par leur présence anonyme (on est pas des masses), ou dire qu’ils ne veulent pas renoncer face à la violence

Add-on 24/25 : Ce qui ressort de tout mes observations du jour et de ceux qui ont suivi? Surtout le défaitisme et la résignation des habitants, malgré le côté surprenant de cet homicide (le profil de la victime, le lieu etc…) qui jure avec les règlements de compte liés à la drogue (ou aux violences commises par la police) et leurs victimes collatérales qui font la une de la presse chaque lundi. La phrase qui est revenu le plus : c’est Chicago, tu sais.

Vu l’activisme anti-violence, le nombre initiatives, d’associations travaillant sur le terrain de la lutte contre la violence dans la partie Sud de la ville,  cette petite phrase pourrait sembler anodine.

Mais plus j’avance dans ma recherche ici, plus cette antienne me semble surtout une sorte de marqueur de la mise à distance qu’opèrent les Chicagolais, au quotidien, cette bulle psychologique collective qui seule leur permet de pouvoir supporter la violence structurelle, quelle que soit les formes qu’elles prenne ici.

Ce qui nous renvoie à ce concept de psychologie sociale de trauma collectif. Un peu comme si tous les gens que je croisent vivent en état d’obusite (shell shock) permanent.

https://chicago.suntimes.com/news/man-shot-killed-while-stopped-at-red-light-near-university-of-chicago-campus/
https://abc7chicago.com/father-of-newborn-fatally-shot-near-university-of-chicago/4038408/
https://wgntv.com/2018/08/23/man-25-fatally-shot-near-university-of-chicago-campus/

Mother plans vigil after homicide on the Midway

Nelson

J’ai découvert Nelson Algren en préparant ce voyage.

Je connaissais l’adaptation de son roman L’homme au bras d’or, sans me souvenir que l’histoire se passait à Chicago.

Jouant un vétéran polonais-américain à la dérive, qui débarque en bus dans le Polonia Triangle après une cure de désintoxication, Sinatra puise dans ses origines de marlou de la famille Genovese pour endosser le rôle de Frankie Machine face à la caméra d’Otto Preminger.

Cette adaptation au cinéma, c’est souvent ce que l’on retient de Nelson Algren, en dehors de Chicago, bien que ce film n’ait pas reçu son approbation,  il en dit d’ailleurs bien du mal – à cause de changements dans les personnages et le renversement total de la fin du récit.

The voice en crise de manque dans l’Homme au bras d’or

En France, on connaît surtout Algren pour avoir été l’amant misogyne de Simone de Beauvoir (voir le recueil du Castor,  Lettres à Nelson Algren).

Algren a perdu de sa renommée propre, pour retomber aux États-Unis et en Europe dans les limbes littéraires. Bien que régulièrement réédités, principalement chez Gallimard dans diverses collections mais aussi chez 10/18 et feu 13e note, ses textes sont peu connus chez nous. Mais à Chicago, il est de toutes les librairies et bibliothèques. Tout comme Koltès à Metz, la gloire locale se vit mieux mort (dans les années 60, il était encore impossible de trouver les ouvrages d’Algren à Chicago). Et le livre dont je vais parler maintenant a été activement décrié et détruit sur place, restant longtemps introuvable.

J’ai évidemment lu Chicago, le Ciel et l’Enfer aka Chicago: City on the Make, qui a été publié en français cette année chez Bartillat, et en 1951 en anglais. Le livre sent l’amour de l’asphalte et des bars miteux et recèle une intuition particulièrement fine – et donc désabusée – du devenir de la cité. L’ouvrage est préfacé par son ami Studs Terkel,

Né à Détroit, il grandit à Chicago et y passe l’essentiel de sa vie. Il vole une machine à écrire et passe quelques mois en prison alors qu’il a vingt-quatre ans. Nelson Algren finira sa vie dans l’État de New York après avoir quitté la ville du vent suite au reportage effectué  sur le procès de Hurricane Carter pour Esquire. (On retrouve une version romancée de l’histoire de Carter issue de ce reportage qui si j’ai bien compris n’a jamais été publié, dans The Devil’s stockings).

Les citations d’Algren sur Chicago abondent. Mais je crois, qu’au delà des phrases grandiloquentes et fleurant bon le sexisme de base, c’est la façon dont il décrit, en partant de l’histoire des ligues de vertu anti-alcooliques l’hypocrisie globale qui me frappe ici dès les premières déambulations. C’est aussi comment il raconte le scandale des White Sox, en faisant le lien entre cette histoire de tricherie et de pari et le fond de l’air sur cette rive du Michigan. Say ain’t it so, Joe.

Chicago est une ville sécuritaire et bigote, avec des lieux de culte  et des policiers à tous les coins de rue, dans laquelle il est interdit de boire de l’alcool dans les parcs, mais où l’on peut faire un feu pour griller des saucisses (après avoir payé un permis si tu as une famille un peu trop nombreuse). Une ville avec des croix sur la façade, des bannières étoilées à en gerber et la plus grande police privée des États-Unis pour garder les étudiants de Rockefeller bien au frais. (La juridiction de l’UCPD s’étend de la 37ème rue au Nord à la 64ème rue au Sud et de l’avenue Cottage Grove jusqu’au lac Michigan, soit environ six miles carrés.) Si tu as 21, pas d’alcool pour toi, mais tu peux traîner dans un bar qui sert de la nourriture si tu ne t’assieds pas au comptoir et tu peux bosser comme un chien à la caisse de chez Walgreens, mais si ton client achète de l’alcool, tu dois appeler un responsable – et flippe dès que le mot bière apparaît même si ta cliente t’assure que la ginger beer est un soda et que c’est marqué dessus (c’est du vécu).

Algren décrit la scène artistique et littéraire des années cinquante de manière féroce. Il y a bien Richard Wright dont il vante le talent, mais qu’il pourfend car il a quitté la ville pour rejoindre la scène germanopratine et essayer d’y montrer patte blanche. Algren, chicagoen voyageur et fin observateur savait que l’écrivain existentialiste bien que devenu français allait ressortir de la traversée encore plus amer.

Le Chicago sans scrupule et ségrégé, toujours à la recherche d’une gratification (sexuelle ou financière) d’Algren n’a pas de mémoire, et balaye sa population, ses bâtiments, au gré du vent venu du lac Michigan.  » (…) (P)ourquoi se préoccuper de savoir si dans sa course contre le temps Chicago dégringole ou progresse, tant que la course continue. »

La Windy City, je le comprends maintenant que je suis ici, est bien un « passager ivre qui ne se rappelle pas où il est monté ni à quelle station il doit descendre ». Une ville qui renaît perpétuellement de ses cendres et vit en commercialisant les fantômes de son passé. Qui glorifie ses vieux devenus inoffensifs et dresse des stèles aux lettres dorées à ses morts.  Un peu comme Metz, quoi.

Lire : https://thebaffler.com/salvos/lost-on-nelson-algren-avenue
Écouter : https://studsterkel.wfmt.com/programs/interview-nelson-algren-and-fred-hogan