Burnin and lootin en Jamaïque

La culture Jamaïcaine a influencé durablement la musique populaire mondiale depuis les années 50. Du calypso au ska, du reggae roots aux premières heures du hip hop, du punk au dubstep à l’électro minimale, son ombre plane, basses en avant : le DJ et le MC sont des inventions jamaïcaines, les sound-system, le rude-boy et la culture skin aussi. Pourtant, c’est une image tronquée de l’île et de ses habitants qui demeure dans les esprits internationaux. Influencée par une méconnaissance de l’histoire contemporaine de l’île, il ne reste dans les têtes que la réinterprétation à l’occidentale de la figure du rasta, une sorte de versant moderne du bon sauvage cool et universaliste, version fumeur de joints. Plongée en plusieurs parties dans la culture musicale et la politique de l’ancienne île boucanière.

Article écrit avec Grégory Pierrot [1].

Un ami américain nous faisait récemment part de ses impressions lors de sa première visite en Jamaïque. C’était la deuxième fois, mais la première fois que notre chercheur universitaire y rencontrait des gens et y faisait autre chose que d’explorer les archives, et il était bouleversé. Pourtant, les Américains vont à la Jamaïque comme les Lorrains vont en Allemagne, c’est juste à côté, c’est globalement moins cher, on y parle une langue qu’on comprend plus ou moins mais le touriste y étant roi, le local fait des efforts pour calmer son accent. 

Les étudiants ricains descendent sur la Jamaïque comme la peste à chaque Spring Break, venant dorer leurs fesses blanchâtres et adipeusesau doux soleil caribéen, se saouler au punch planteur dans des complexes tout inclus entourés de barbelés où ils arrivent direct de l’aéroport et d’où ils repartiront de même, repus, appareils photos pleins de sourires impérissables.

Foutez-vous de leurs gueules, et rappelez-vous des commentaires de vos potes partis revenant de la Martinique. Les Antilles, c’est si bien quand on n’y voit pas de pauvres. C’est le slogan du tourisme local, et tant qu’on peut, on s’y prête.

Seulement voilà, notre ami était à la Jamaïque pour une conférence organisée par les marrons de Charles Town , une communauté d’esclaves échappés ayant gagné de haute lutte leur indépendance et obtenu un traité de paix avec l’Angleterre au dix-huitième siècle.

Plutôt que de voir le Reggae Sunsplash Festival, l’ami a eu droit à un coup d’oeil sur la réalité sociale et économique qui faisait dire à des Clash dépités, « j’ai été à un endroit où chaque visage blanc est une invitation au vol. »Sorti des complexes touristiques, la Jamaïque, c’est une claque dans la gueule.

À Kingston, même les hôtels sont barricadés pour protéger les étrangers, et on vous recommandera gentiment de prendre le taxi pour aller partout. Il ne fait pas bon marcher à pied, et ceux qui voudraient aller s’asseoir dans un « government yard » (cité HLM) à Trenchtown ou Tivoli histoire d’y renifler des effluves de Bob Marley le feront à leurs risques et périls. « J’y resterais bien pour faire le touriste, ajoutaient les Clash, mais les flingues c’est pas mon truc. » Une fois sorti des complexes ou des hôtels, la Jamaïque est un des endroits les plus violents du monde.

Christopher Dudus Coke

S’il en était besoin, la récente affaire Christopher Dudus Coke aura rappelé au monde entier comment ça se passe sous les tropiques. Dudus, surnommé « le Président », est un parrain de la drogue, accusé de trafic d’herbe et de cocaïne avec les USA. Le gouvernement ricain a demandé son extradition l’année dernière et avait étrangement insisté avec force en février dernier, suggérant que le gouvernement jamaïcain n’était pas tellement enthousiaste à l’idée d’extrader l’ami Dudus.

Et pour cause: son gang, le Shower Posse, est depuis les années 70 la branche paramilitaire non-officielle du parti travailliste jamaïcain, auquel appartient le premier ministre Bruce Golding, qui se trouve aussi être le député de West Kingston (où se trouve Tivoli Gardens). En plus de ses activités illégales, l’ami Dudus avait pignon sur rue avec des nombreuses entreprises légales et pour certaines financées par le gouvernement, dont Presidential Click, une entreprise de promotion de concerts et de bals ultra-populaires comme l’hebdomadaire Passa Passa ou le festival annuel Champions in Action (le festival n’aura pas lieu cet année).

Il fournissait aussi — ce qui explique le soutien phénoménal qu’il reçut de la part de la population du quartier Tivoli — des soins de santé, des aides scolaires mais aussi de la médiation dans les conflits de voisinage. La pression du grand voisin ricain a fait son effet: la police et l’armée ont procédé à un véritable carnage à Tivoli Gardens, tuant officiellement 73 personnes durant l’opération visant à capturer Dudus. Il a finalement été arrêté un mois après l’offensive alors qu’il se rendait à l’ambassade américaine.

Pour un peu, c’était The harder they come, disent ceux qui connaissent en hochant la tête, c’est pas nouveau. Le film de Perry Henzel (1972) racontait déjà la zone à l’Antillaise en suivant la survie façon Ivan, un jeune cul-terreux fraîchement arrivé dans la grande ville. Ivan s’essayait notamment au mirage de la réussite immédiate façon Studio One. On y voyait l’univers impitoyable de l’industrie du disque jamaïcaine, mangeuse d’artistes en destructrice de rêve naïf. On y voyait surtout comment l’usine à hits qu’est la Jamaïque et l’expression du mélange détonnant de vieil ordre colonial, de capitalisme tiers-mondiste et de corruption typique de la région. Dégoûté de sa carrière musicale, empêché de se ranger par nul autre qu’un prêtre, Ivan devient truand, et bientôt un Robin des Bois en herbe. Ivan finit mal: ses chefs voient d’un mauvais oeil son ambition, et Ivan s’oppose au système qui voit la police toucher sa part du trafic de drogue.

Le Robin des bois des bidonvilles finit mitraillé sur une plage de sable fin, se la jouant Django pour des caméras invisibles. Prophétique en effet, un peu comme Ivan, Dudus s’est fait choper seul et contre tous. Mais depuis le film et la bande son qui firent sa gloire en dehors de l’île, Jimmy Cliff s’est mis à la bande son Walt Disney, et la mémoire est courte. Avant de devenir le modèle de la sono mondiale, la musique jamaïcaine est le produit d’un environnement pour le moins complexe et déprimant. Voilà l’été.

Casiotone Vampaya music

Dudus s’est fait caler déguisé en femme. La photo prise par des flics qu’on devine hilares a fait le tour des journaux et du net. Le caïd en jupons, c’était fort. On s’est lâché facile, en Jamaïque, en grossissant un peu le trait, et en émettant des réserves sur la virilité de l’ancienne terreur des bidonvilles. C’est de bonne guerre, et dans un milieu vivant au rythme des hits dancehall, ça a certains relents. On s’attend à ce que les aventures du Dudus soient bientôt mises en chanson, pas forcément avec les plus belles paroles. Difficile d’aborder les musiques jamaïcaines auprès des lecteurs de Minorités sans parler des campagnes de type Stop murder music et de l’homophobie dans le genre, même si ça veut dire raconter une histoire en commençant par la fin. Réglons le compte à ce sujet une fois pour toute et passons ensuite à autre chose.

Le dance-hall, la musique digitale des années Casio, est une culture née au fil des technologies en réaction à l’internationalisation du roots and culture. [2]

Le reggae devenu une référence internationale a engendré un rejeton maudit, voix de ceux qui ne se retrouvaient plus dans les messages de paix et d’amour dumainstream reggae. Plus besoin de studio, on parle direct à la foule et on se fait jeter en direct si on n’arrive pas à retenir son attention. Comme un retour à l’envoyeur, c’est la culture bling bling et cul du gangsta rap US qui influence la rue jamaicaine et ses chanteurs slackers. Une musique basique et directe, née dans une ambiance de gangs, de sexe collectif, de crack, de trafic de coke et de consumérisme outrancier. Nihilisme versus roots reggae. Pour eux, pas de retour en Afrique, pas d’idéologie, mais le plaisir maintenant tout de suite.

Au delà de l’homophobie dans le dancehall, il faut aussi dire que les musiques jamaicaines ne trouvent pas vraiment d’oreilles favorables dans le mainstreaming LGBT : le reggae vu d’un côté (dancehall) ou d’un autre (mainstreaming LGBT) c’est pas un truc de pds.

Stop murder music

Sous l’influence d’associations LGBT, l’Europe, via l’Angleterre se penche depuis les annés 90 de manière parcellaire et caricaturale sur les paroles véhiculées par le dancehall : les babas cools bobos tombent des nues devant les titres et paroles violemment homophobes, et les annulations de tournées, arrestations de chanteurs et refus de visas s’accumulent pour les stars du dancehall. 

Teintée de mépris de classe, de caste (à part dans les milieux jamaïcains londoniens, vous avez déjà vu des soirées LGBT où le raggaton fait vibrer le dancefloor sous les hourras des clones, bears et travestis ?) et parfois tout simplement de racisme primaire, ces condamnations aussi caricaturales que localement nécessaires n’influencent qu’une partie de la carrière internationale des chanteurs Beenie Man, Sizzla, Elephant Man, Vybz Kartel et autres Bounty Killer. Car l’aura des petits rejetons malsains de la maison reggae et son importance pour l’industrie musicale et son économie ne se limite pas aux rives européennes.

Comme le répètent souvent les artistes eux-même, du Moyen-Orient à l’Asie, l’Afrique et l’Indonésie, ces discours trouvent ailleurs des oreilles et un marché qui n’ont que faire de ce type de condamnation et qui s’en tapent des associations de droits humains. En Jamaïque, ces campagnes ont un effet pervers, celui de susciter un débat qui, au lieu de servir les droits des LGBT locaux, renforce leur exclusion et freine l’avancée de leurs droits.

Les jamaïcains, à l’esprit revêche, ne sont pas prêts à recevoir des leçons culturelles et morales d’occidentaux après avoir subi esclavage, exode migratoire massif, et leçons économiques catastrophiques du FMI. Mal placés, le nationalisme et la fierté jamaïcains, certainement.

Mais cela n’étonne que les observateurs lointains, influencés par les resucées de reggae à la sauce française qui de Gainsbourg à Tryo en passant par Cookie Dingler fatiguent les oreilles délicates. La Jamaïque contemporaine est une société contrastée, rongée par la pauvreté et l’influence de multiples tendances religieuses, souvent radicales et éloignées de l’oecuménisme de la façade reggae des années 70.

La rhétorique brutalement homophobe du dancehall est un écho en feedback de ce discours public, où l’on fait la guerre aux dealers pour mieux ignorer la corruption des institutions, et où l’on fait de l’homosexualité un produit de cette même influence occidentale/US contre laquelle on ne fait rien politiquement.

Bruce Golding, premier ministre du Jamaica Labour Party (JLP – parti de droite, malgré le nom), s’est ainsi aussi fait un nom comme le grand défenseur de la Jamaïque contre ce qu’il appelle la fraternité homosexuelle. Edward Seaga , du même parti a même utilisé le morceau éminemment homophobe Chi Chi man de T.O.K. comme chanson d’ouverture de ses meetings.

Reprenant à la sauce parlementaire les arguments des chanteurs de dancehall, Golding s’opposait encore récemment a d’éventuels changements de la législation jamaïcaine en faveur des homosexuels.

« Il y a des pays qui sont prêts à trahir tradition et culture pour ce qu’ils considèrent être des libertés individuelles, et sont prêts a faire ceci pour la fraternité homosexuelle qui est une minorité de leur population. Ce comportement prévaut en Europe. »

Golding soutient une espèce de don’t ask don’t tell national, ou l’homosexualité n’est pas un problème tant qu’elle reste une pratique privée et invisible en public. C’est une position qui n’est pas sans rappeler les conclusions tirées d’une visite personnelle dans les quartiers de VP records à Jamaica, Queens, New York d’où nous avions ramené des piles de mixtapes de clashs, des albums de Sizzla ou de Lady Saw, des compiles Strictly the best etc…

Les communautés homosexuelles d’origine non européennes privilégient par sens de la survie le don’t ask don’t tell pratiqué dans leurs pays d’origine. Mais c’est précisément dans l’espace à double sens entre les cultures occidentales et les cultures caribéennes que foisonnent les plus grands changements et les pires incompréhensions.

Une vision littérale de Sodome et Gomorrhe

En effet, l’homophobie dans l’expression musicale rasta n’est pas une nouveauté. Un groupe comme Bad Brains s’est fait « virer » de la scène punk hardcore de Washington DC après notamment une altercation avec les Big Boys, un groupe punk gay [3]. Les chansons « How low can a punk get » et « Banned in D.C. » racontent ces évènements. Pour H.R., c’est un mélange de jeunesse inculte, la confrontation entre leur mode de vie et celui de jeunes gays – deux mondes qui au mieux s’ignorent au pire se méprisent l’un l’autre et leur zèle de jeunes rastas qui est à l’origine de leurs prises de positions. La Babylone de l’Apocalypse et Sodome et Gomorrhe de la Genèse finissent dans un brasier ardent et les zélotes combattent romains et coreligionnaires timorés. 

Ce sont des déclarations d’homophobie crue qui ont entrainé la chute dans l’oubli de Shabba Ranks, une des premières grandes stars internationales du dancehall. Sa réaction à l’outrage occidental aura été d’abord de sortir sa bible et d’en citer des passages pour justifier sa position, puis de négocier avec des assos LGBT. Il en rencontra et fourni des excuses officielles. Ces excuses furent très mal perçues en Jamaïque et il semblerait que ses tentatives d’ouvertures aient jeté un discrédit national total sur sa musique.

À l’international, ce fut son boycott et son renvoi de sa maison de disques suite à ses prises de position qui signèrent l’arrêt de la carrière du loverman. L’erreur serait de voir une homophobie intrinsèque, inévitable, inévitablement culturelle. L’article qui cite Golding mentionne aussi un psychologue jamaïcain, Sydney McGill, pour qui les sorties de Golding témoignent aussi d’un changement des moeurs et coutumes jamaicaines: 

« Les homosexuels dans la communauté jamaïcaine se sont donné comme mission de sortir du placard collectivement. Il y a des communautés homosexuelles attachées à des gangs et qui sont protégées à différents niveaux par des gangs, ce qui leur permet de sortir sans trop avoir peur. »

Si l’homophobie est endémique en Jamaïque, c’est aussi parce qu’elle se reproduit au gré d’intérêts politico-culturels aussi complexes que l’histoire de l’île. Mais le fil rouge de la culture jamaïcaine c’est la violence sous toutes ses formes, présente en filigrane dans les musiques jamaïcaines depuis les années 50 et les early sound clash. 

Les sound systems et la violence 

L’exemple le plus connu, c’est le skinhead reggae. Mode vestimentaire et culturelle sur fond de soul et de rhythm ‘n blues américain puis de calypso et dépendances caraïbes, la culture du skinhead est une invention jamaïcaine qui se dissémina en Angleterre via la culture ouvrière, les usines, l’armée et les sorties des prolo. Fashion, music and lifestyle. Du sound system parti de la boutique d’alcool de Duke Reid The Trojan aux « clashes » contemporains, c’est sur fond de pègre, de couteaux agiles et de politique volatile que se bâtit toute une frange de la culture populaire jamaicaine.

Expression des milieux ouvriers, les soirées des sound systems furent dès cette période prétextes à de violentes descentes de police.

Animés par des DJs maniant aussi bien l’insulte que le vinyl, les soirées sound systems font et défoncent les modes et réputations musicales; mais elles sont aussi des espaces d’expression sociale et politique, ou l’on dénonce les abus policiers et les magouilles politiques.

La société jamaicaïne marquée par une histoire de révoltes, d’insurrections et de répressions sanglantes, accouche dans les années 60 de son rejeton urbain, le rudeboy des bidonvilles, prêt à jouer du couteau puis du calibre pour n’importe quelle raison, la défense de son posse, de son sound system, de son quartier. Souvent sans emplois ni qualifications, désabusés, si ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la société ilienne, ils deviennent suffisamment nombreux et bruyants, se reproduisant à l’infini jusqu’à leurs petits enfants aficionados du dancehall.

Voyous au style impeccable inspiré des films de gangsters américains, souvent sans emplois ni qualifications, les rudeboys deviennent au sound system ce que les apaches furent au bal musette. Les flingues remplacent les lames, les partis politiques se disent qu’il y a un coup à jouer, et dans les années 70 le mélange explosif entre musique, politique et gangstérisme décrit indirectement dans The Harder They come est parachevé.

S’ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la société ilienne, les rudeboys sont néanmoins nombreux et bruyants, et se reproduisent à l’infini jusqu’à leurs petits enfants aficionados du dancehall.

Une culture de consommation … 

Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les immigrants jamaicains amenaient cette culture dans leurs bagages dans l’Angleterre d’après-guerre. La discrimination dans les bars des années 50 y ajouta une couche toute britonne: les bars et soirées étaient souvent interdits aux Noirs, aux chiens et aux Irlandais. C’est par ces derniers et quelques bourges en goguette que se diffusa progressivement dans les classes populaires blanches la culture rude boy, sa musique mais aussi son attitude et style vestimentaire marqué. Les mods furent totalement séduits et the rest is history: le ska et le rocksteady sortent des banlieues jamaïcaine pour envahir les clubs du centre de Londres.

Des versions acidulées commeMy boy lollipop détronent les Beatles dans les charts, et bientôt le beat se ralentit, et les paroles, sur fond d’indépendances et de tiers mondisme, tournent au nationalisme noir et à la promotion du rastafarisme. En attendant, le style skinhead reggae marque durablement la culture anglaise, des chemises Ben Sherman aux polos Fred Perry, des Clarks (chères à Vybz Kartel) aux MA1 flights jackets (bombers), les jeans serrés, les combat boots, les treillis (merde on dirait des photos de jeunesse de Lestrade).

La liste s’allonge comme dans un bouquin de Bret Easton Ellis : Brutus Trimfit, Lonsdale, Everlast, Harrington, Adidas, Riddim driven, un catalogue de signes extérieurs de faiblesse qui relient les jeunesses désoeuvrées adeptes de haine cathartique du soleil des Caraïbes aux nuages de London. À cette base de départ, le dancehall ajoute le tuning de bagnoles, les sonos en mode Pimp my Ride, les nanas aux seins gonflés à l’hélium, les chaînes dorées du gangsta rap et les baggy pour cacher son coutelas cubain.

…et de compétition 

Vybz Kartel (qui a été entendu par la police jamaïcaine il y a quelques jours et a fait les une de la presse de l’île) est quant à lui interdit d’exportation et vit très bien sa vie d’artiste en se basant sur sa réputation locale, les mixtapes et les fans de dancehall wherever they are.

La rivalité qui l’a opposé à Mavado a été le point de départ d’une véritable guerre de quartiers entre Kingston’s Gully (Mavado) et Portmore’s Gaza (Vybz), entre soutiens du JLP et du People National Party (PNP, de gauche), deux partis politiques opposés. Résultat: coups de feu, attaques de touristes, violences dans les écoles… La guerre continue cette année entre Vybz et Black Rhino. Fusillades, mort. Vybz est actuellement entendu par les autorités jamaicaines après la fermeture de son studio d’enregistrement. Le déroulement même des soirées dancehall oblige à la surenchère verbale, et attise la violence des fans prompt à défendre la réputation de leur territoire, de leur parti…

Pour que la foule réagisse au DJ, et lui réponde par unforward, bras en l’air et briquets allumés, il se doit de surpasser le précedent avec le langage le plus cru, le plus sexuel, dénonçant de manière outrancière tout et n’importe quoi, des indics au sexe oral. Régulièrement dénoncé par les autorités pour la verdeur de ses textes, le dancehall est pourtant, dans un pays pétri de religion, de sectes dynamiques et de spiritualités radicales variées une sorte de haut-parleur moral des aspects les plus conservateurs de la culture de l’île.

Le langage des chanteurs de dancehall comporte de nombreuses créations, de sorte à masquer la teneur de son contenu, mais aussi de singulariser, affirmer et autonomiser la langue populaire jamaïcaine, le patwa.

Les clash utilisent la compétition à outrance, utilisant des tenues et vocabulaires guerriers qui échauffent les esprits prêts à en découdre dès le plus jeunes âge (de nombreuses agressions ont eu lieu dans les écoles suite au clash Vybz/Mavado entre fans des deux artistes). Le kill scandé par le DJ face à son adversaire musical est pris au sens littéral. Gare à celui qui joue un mauvais morceau au mauvais endroit.

Peu à peu la culture du rudeboy et du clash, accompagnant la pauvreté endémique de la majorité de la population de l’île ronge la vie des quartiers populaires jamaïcains, alors même que le dancehall se propage, dans une incompréhension majeure de ses racines et de ses textes, de par le monde.

[À suivre…]
Peggy Pierrot

Notes

[1] Grégory Pierrot est étudiant en doctorat en anglais et réside dans le coeur du coeur de l’Amérique, où il prépare en douce son offensive sur le monde entier.

[3] Sur la culture reggae lire l’indispensable Bass Culture, de Lloyd Bradley.

[3] Voir l’interview de H.R. sur Pitchfork

Djamila

Avec la classe de CM2 on s’est déplacés vers le centre scolaire du quartier d’à côté pour une série de rencontres sportives. Je jouais bien au basket, et de manière générale, j’étais bonne en sport, ça m’a sauvé de beaucoup d’emmerdements. Je les faisais chier parce que j’étais bonne en classe, modèle petit Larousse, noire en plus super facile de m’emmerder non stop, j’étais trop grande aussi, ça aidait pas, mais je sauvais leurs fesses en mettant des paniers ou en les laissant copier pendant les dictées. 

Je pouvais aussi leur coller des baffes « sans faire exprès », ils savaient que j’avais pas peur de me battre, donc l’un dans l’autre je limitais la casse. Je veux dire, c’était pas comme les mecs chétifs qui avaient tout le monde sur le dos, vraiment tout le monde, les filles aussi, sans aucune pitié, comme ceux dont les parents avaient divorcé, les mecs avec des lunettes de la sécu ou les pulls dont on voyait trop qu’ils venaient de leurs grands frères ou sœurs. On en avait tous des habits comme ça, même les « bourges », mais le truc c’était que ça devait pas trop se voir quand même. 

Tout allait bien tant que je faisais corps avec le quartier, le groupe scolaire, l’étage (l’école était divisée en deux étages et ceux du haut c’étaient des cons), la paroisse etc. J’ai compris après ce match de basket que c’était une vraiment sale idée de manifester, voir d’éprouver de la sympathie pour les autres. Parce que lors de cette  rencontre inter classes, je me suis fait des nouveaux potes de l’autre groupe scolaire. Ce jour là, j’ai rencontré les premiers « Algériens » de ma vie et on est devenus potes tout de suite.

C’est sûr que c’est bizarre aujourd’hui, mais c’était les années 80 et dans mon école, quand tu avais deux noirs de deux familles différentes, c’était déjà le bout du monde. Du genre décalé. Ça voulait pas dire que tout le monde était pareil, il y avait des italo-espagnols, mais à l’époque personne ne se posait des questions du genre « comment assurer la mixité sociale », le concept n’existait même pas parce qu’en province tout le monde habitait au même endroit, les riches et les super pauvres et tous ceux au milieu. Et tout le monde allait à l’école publique. Tu avais quand même des gens pour détonner : par exemple il y avait une famille de protestants. Ils prenaient les cours de religion le midi avec un drôle de type, pas habillé comme un curé. Et puis il y avait des gens qui ne prenaient pas de cours de religion du tout et ça c’était encore plus spécial vu que la religion, c’était un cours obligatoire. Donc, tout le monde y allait parce que c’était comme ça.

Donc on a joué contre l’autre équipe, je sais plus qui s’est pris la pâtée ou pas, en tout cas mes copains de classe m’ont fait la gueule parce que j’ai commencé à déconner et discuter avec les deux arabes qui se battaient en duel dans l’équipe en face (le frère et la sœur). Le sport, j’adorais ça sauf que c’était toujours un peu la guerre, alors que pour moi c’était surtout pour se marrer, et comme je l’ai déjà dit, là on me lâchait un peu la grappe: vacances.

J’ai arrêté la compétition de judo un jour ou j’ai vu une meuf attendre comme une conne avant de pouvoir prendre sa douche parce que personne voulait lui prêter son flacon de FA. Déjà qu’elle avait été jetée au premier tour, franchement c’était trop dégueulasse. 

Les instits de mon école, j’en ai gardé de super souvenirs. Ils se démenaient vraiment pour qu’on fasse des trucs chouettes, on allait à la bibliothèque de la Patrotte, au musée, on faisait plein de sport, des activités dans les vergers. Je sais pas si tout le monde garde les même souvenirs que moi, mais cette école elle était vraiment classe, les instits étaient impliqués et te respectaient, les parents pouvaient leur faire confiance parce que c’étaient les même sortes de gens que nous, ils jouaient pas les donneurs de leçons. Je dis ça mais je sais aussi que quelques familles détestaient déjà vraiment l’école, sûrement avec raison vu que l’école les avait pas vraiment aidés à avoir une situation sociale enviable, et que eux ils habitaient dans les endroits où on nous avait interdit d’aller à vélo. 

Je me rappelle que c’est la fille, Djamila, qui m’a parlé en premier, avec un sourire lumineux, comme si elle me connaissait et qu’elle était super contente de me retrouver. On s’était jamais vues et elle m’a présenté les autres tout de suite en m’invitant à venir discuter avec eux dans les gradins en attendant. Du coup, je me suis retrouvée à papoter avec l’équipe adverse, ce qui fait pas vraiment super bon genre. Je me rappelle aussi très bien de quoi on a parlé, puisque cette nana, elle m’a demandé tout de suite d’où je venais et si ça se passait bien avec les autres. J’étais soufflée à mort.

Imaginez la tête qu’elle a fait quand je lui ai répondu : « Ben, je suis française ». Elle était super navrée et elle m’a dit un truc du genre « mais t’es noire non ou tu comprends pas ce que je te dis ? ». Je passais mon temps à me faire emmerder, les instits devaient faire des rappels à l’ordre de temps à autre à certains de mes potes de classe, la Sœur Pétronille qui nous bassinait avec les enfants pauvres de l’Afrique aussi, et puis comme je l’ai dit, je distribuais des baffes à presque toutes les récrés. Je détestais quand un Noir faisait des trucs qu’on voyait à la télé parce qu’après, tout le monde allait m’appeler comme lui. J’ai tellement maudit Jules Bocandé, le joueur de Metz, et prié pour qu’il dégage, que je me suis demandé un moment si c’était pas de ma faute si il on parlait de lui dans les faits-divers.

En fait, j’étais tellement contente de les rencontrer, je me rappelle qu’après avoir déconné avec les deux-là, j’avais le cœur super léger, je débordais de joie. Comme un immense soulagement parce que d’autres pigeaient enfin des trucs que je n’osais même pas vraiment penser tellement j’étais persuadée que tout ce qu’on me disait était vrai : on est tous égaux, et nous c’est le Tiers-Etat.

Après, parfois, je partais à vélo pour voir s’ils traînaient près du terrain de leur groupe scolaire ou vers le supermarché ou la boulangerie. On s’est croisés pendant l’adolescence avec toujours cette camaraderie simple, même si cette nana était un peu dingue comme ces ados arabes super intelligentes très énervées. J’en ai croisés d’autres ensuite parmi mes meilleures potes, avec la même énergie énervée, et cette façon de même pas avoir à détailler quoi que ce soit, puisque sans un mot on sait qu’on sait. J’étais bouleversée de cette camaraderie instantanée parce que vu depuis mon groupe scolaire, il existait deux sales engeances sur cette planète, qui étaient juste scolarisés pour les allocs : les gitans et les arabes.

Pourtant, des Algériens, personne en connaissait, même si le racisme anti-arabe commençait à monter. On était en 1985 et les fils de prof portaient tous cette connerie de main de touche pas à mon pote.

J’ai regardé récemment « Mémoires d’immigrés ». Je connais la dureté de la migration via les récits familiaux Bumidom, les bidonvilles de Fort de France, la dure vie des métayers de la canne, la dictature de l’amiral Robert. Le fait de se croire français comme les autres et qu’on s’adresse à toi en petit nègre et puis qu’après on te reproche de te prendre pour autre chose que ce que tu es parce que tu as trois mots de vocabulaire. Mon père et mon grand père paternel, les Lorrains de mon histoire, nous ont aussi raconté l’exode rural et les déplacements forcés dus aux guerres, les privations, la vie des paysans et celle des ouvriers.

Mais les bidonvilles de Nanterre.

Les bidonvilles de Nanterre. Les camps provisoires en tôle qui durent 25 ans et que l’état français trouve malin de les faire diriger par des anciens d’Algérie. Les rafles et la suspicion permanente de deuxième colonne. Le mépris et les murs qu’on rase. Le silence. Le mirage du retour entretenu. Les primes de misère pour rentrer. Les godasses dans la boue et la colère qui s’accumule.

Djamila, ce qu’elle m’a dit sur le banc, j’ai mis 30 ans à le comprendre. Pour elle, c’était déjà limpide à 10 ans. L’égalité en laquelle j’ai cru, parce que l’idée est tellement belle, les idéaux de justice et d’égalité dans lesquels j’ai été élevée… L’égalité était défendue dans les prêches du curé du quartier, par nos instits, elle était partout dans les histoires de jacqueries ou encore  dans les grèves quand les mecs de la vallée de la Fensch retournaient tout en ville…

C’était avant les vagues de licenciement. Des naïfs des Minguettes avaient marché pour l’égalité. L’égalité. Un truc auquel tout le monde croyait à l’époque, l’égalité des salaires, l’égalité scolaire. Sauf ma pote Djamila qui avait déjà compris que tout le monde pouvait être égal sauf les arabes. Dans une interview récente [1], Akhenaton a bien résumé la situation: en France, pour les arabo-musulmans c’est « Oui tu peux pas ». Et je crois sincèrement que Djamila le savait déjà à l’époque.

Le débat actuel sur l’identité nationale, c’était tellement couru d’avance, tellement évident que ça allait finir comme ça. Que ça serait tout sur le dos des arabes (bon, on y ajoute un peu de subsahariens quand ils sont des musulmans aussi.). Et que la gauche ne serait pas capable de faire quoi que ce soit face au retour de la bourgeoisie maurrassienne parce qu’elle a passé toutes les années 80 (et là j’inclue les syndicats qui ont joué sur la division ouvriers, employés, souches, arabes, petits patrons) à démanteler tout ce qu’on avait gagné de haute lutte. La gauche s’est vautrée dans l’euphorie libérale et a tout foutu en l’air, la sécu, le droit du travail. Elle a fait croire à des ouvriers qu’ils pouvaient devenir des auto-entrepreneurs. Elle a financé et organisé un urbanisme ethniciste, elle a marché sur la tête de tout le monde et a surfé sur le Front National en titillant les identifications de groupe, du genre surtout vas pas t’assoir avec les arabes de l’équipe en face même si franchement y’a moyen de bien rigoler.

Quand on était petits, les potes algériens, on savait même pas qu’ils avaient une religion. Vu la place que ces trucs prenaient dans nos semaines (un cours à l’école, le catéchisme le mercredi, la messe le dimanche plus pour les chanceuses dans mon genre, les scouts). Je sais que je ne me suis posé la question que plus tard. Je savais où étaient les temples pour les protestants, les synagogues aussi, mais je n’avais jamais entendu parler d’un endroit pour les musulmans. Les musulmans, on en parlait seulement dans les cours d’histoire du Moyen Âge ou en cours de religion quand on parlait des pays comme le Sénégal, la bonne sœur nous disait que c’était un pays où il y avait aussi plein de musulmans.

Et maintenant, les arabes relèvent un petit peu la tête et on veut nous faire croire que la patrie est en danger, et qu’ils faut qu’on ait le cœur qui saigne en pensant au Sacre de Reims. 

Franchement, le sacre de Reims. 

Comme si on leur avait pas coupé la tête à ces cons de rois, que les Jacques avaient jamais brûlé aucun château de seigneurs féodaux. Je ne comprends même pas comment un « prolo français de souche » peut gober une connerie pareille, comme si les fastes champenois ça avait un quelconque rapport avec son histoire à lui. C’est comme quand tu as des copains employés qui trouvent qu’il y a trop de taxes sur les entreprises, qui trouvent que vraiment l’auto-entreprise c’est trop la classe, ou que vraiment faut comprendre les patrons. Les mecs, arrêtez tout, vous avez oublié de vous regarder dans la glace ce matin ou quoi ? Je sais que le PC vous a bien déçu, que le PS c’est encore pire, mais faudra quand même arrêter un jour de se tromper de combat.

Un jour dans un TER qui me ramenait vers Metz, j’ai discuté avec un monsieur de la même génération que mon père. On a parlé du coin, de l’arrivée du centre  Pompidou, du pôle touristique d’Amnéville. On a parlé de ses gosses. Ceux qui ont fait des études et sont partis, qui reviennent comme moi pour les vacances. Et ceux qui sont restés et qui bossent au Lux ou galèrent en intérim. On a râlé sur Arcelor-Mittal, sur les hommes politiques de la région, sur les difficultés du « reclassement ». Sur les préretraites et tous ces mecs qui se sont laissés aller et sont complètement déprimés et plus bons à rien du tout, super aigris. Au bout d’un moment, il m’a quand même demandé d’où venait ma mère et il m’a parlé de son collègue réunionnais, et de l’armée aussi où il avait connu beaucoup d’antillais. Alors, il m’a parlé de ses collègues arabes de l’usine. Avec une tristesse infinie.


Peggy Pierrot

Notes

[1] Mediapart, HS, Idées et arguments contre les faussaires de l’identité, décembre 2009