Djamila

Avec la classe de CM2 on s’est déplacés vers le centre scolaire du quartier d’à côté pour une série de rencontres sportives. Je jouais bien au basket, et de manière générale, j’étais bonne en sport, ça m’a sauvé de beaucoup d’emmerdements. Je les faisais chier parce que j’étais bonne en classe, modèle petit Larousse, noire en plus super facile de m’emmerder non stop, j’étais trop grande aussi, ça aidait pas, mais je sauvais leurs fesses en mettant des paniers ou en les laissant copier pendant les dictées. 

Je pouvais aussi leur coller des baffes « sans faire exprès », ils savaient que j’avais pas peur de me battre, donc l’un dans l’autre je limitais la casse. Je veux dire, c’était pas comme les mecs chétifs qui avaient tout le monde sur le dos, vraiment tout le monde, les filles aussi, sans aucune pitié, comme ceux dont les parents avaient divorcé, les mecs avec des lunettes de la sécu ou les pulls dont on voyait trop qu’ils venaient de leurs grands frères ou sœurs. On en avait tous des habits comme ça, même les « bourges », mais le truc c’était que ça devait pas trop se voir quand même. 

Tout allait bien tant que je faisais corps avec le quartier, le groupe scolaire, l’étage (l’école était divisée en deux étages et ceux du haut c’étaient des cons), la paroisse etc. J’ai compris après ce match de basket que c’était une vraiment sale idée de manifester, voir d’éprouver de la sympathie pour les autres. Parce que lors de cette  rencontre inter classes, je me suis fait des nouveaux potes de l’autre groupe scolaire. Ce jour là, j’ai rencontré les premiers « Algériens » de ma vie et on est devenus potes tout de suite.

C’est sûr que c’est bizarre aujourd’hui, mais c’était les années 80 et dans mon école, quand tu avais deux noirs de deux familles différentes, c’était déjà le bout du monde. Du genre décalé. Ça voulait pas dire que tout le monde était pareil, il y avait des italo-espagnols, mais à l’époque personne ne se posait des questions du genre « comment assurer la mixité sociale », le concept n’existait même pas parce qu’en province tout le monde habitait au même endroit, les riches et les super pauvres et tous ceux au milieu. Et tout le monde allait à l’école publique. Tu avais quand même des gens pour détonner : par exemple il y avait une famille de protestants. Ils prenaient les cours de religion le midi avec un drôle de type, pas habillé comme un curé. Et puis il y avait des gens qui ne prenaient pas de cours de religion du tout et ça c’était encore plus spécial vu que la religion, c’était un cours obligatoire. Donc, tout le monde y allait parce que c’était comme ça.

Donc on a joué contre l’autre équipe, je sais plus qui s’est pris la pâtée ou pas, en tout cas mes copains de classe m’ont fait la gueule parce que j’ai commencé à déconner et discuter avec les deux arabes qui se battaient en duel dans l’équipe en face (le frère et la sœur). Le sport, j’adorais ça sauf que c’était toujours un peu la guerre, alors que pour moi c’était surtout pour se marrer, et comme je l’ai déjà dit, là on me lâchait un peu la grappe: vacances.

J’ai arrêté la compétition de judo un jour ou j’ai vu une meuf attendre comme une conne avant de pouvoir prendre sa douche parce que personne voulait lui prêter son flacon de FA. Déjà qu’elle avait été jetée au premier tour, franchement c’était trop dégueulasse. 

Les instits de mon école, j’en ai gardé de super souvenirs. Ils se démenaient vraiment pour qu’on fasse des trucs chouettes, on allait à la bibliothèque de la Patrotte, au musée, on faisait plein de sport, des activités dans les vergers. Je sais pas si tout le monde garde les même souvenirs que moi, mais cette école elle était vraiment classe, les instits étaient impliqués et te respectaient, les parents pouvaient leur faire confiance parce que c’étaient les même sortes de gens que nous, ils jouaient pas les donneurs de leçons. Je dis ça mais je sais aussi que quelques familles détestaient déjà vraiment l’école, sûrement avec raison vu que l’école les avait pas vraiment aidés à avoir une situation sociale enviable, et que eux ils habitaient dans les endroits où on nous avait interdit d’aller à vélo. 

Je me rappelle que c’est la fille, Djamila, qui m’a parlé en premier, avec un sourire lumineux, comme si elle me connaissait et qu’elle était super contente de me retrouver. On s’était jamais vues et elle m’a présenté les autres tout de suite en m’invitant à venir discuter avec eux dans les gradins en attendant. Du coup, je me suis retrouvée à papoter avec l’équipe adverse, ce qui fait pas vraiment super bon genre. Je me rappelle aussi très bien de quoi on a parlé, puisque cette nana, elle m’a demandé tout de suite d’où je venais et si ça se passait bien avec les autres. J’étais soufflée à mort.

Imaginez la tête qu’elle a fait quand je lui ai répondu : « Ben, je suis française ». Elle était super navrée et elle m’a dit un truc du genre « mais t’es noire non ou tu comprends pas ce que je te dis ? ». Je passais mon temps à me faire emmerder, les instits devaient faire des rappels à l’ordre de temps à autre à certains de mes potes de classe, la Sœur Pétronille qui nous bassinait avec les enfants pauvres de l’Afrique aussi, et puis comme je l’ai dit, je distribuais des baffes à presque toutes les récrés. Je détestais quand un Noir faisait des trucs qu’on voyait à la télé parce qu’après, tout le monde allait m’appeler comme lui. J’ai tellement maudit Jules Bocandé, le joueur de Metz, et prié pour qu’il dégage, que je me suis demandé un moment si c’était pas de ma faute si il on parlait de lui dans les faits-divers.

En fait, j’étais tellement contente de les rencontrer, je me rappelle qu’après avoir déconné avec les deux-là, j’avais le cœur super léger, je débordais de joie. Comme un immense soulagement parce que d’autres pigeaient enfin des trucs que je n’osais même pas vraiment penser tellement j’étais persuadée que tout ce qu’on me disait était vrai : on est tous égaux, et nous c’est le Tiers-Etat.

Après, parfois, je partais à vélo pour voir s’ils traînaient près du terrain de leur groupe scolaire ou vers le supermarché ou la boulangerie. On s’est croisés pendant l’adolescence avec toujours cette camaraderie simple, même si cette nana était un peu dingue comme ces ados arabes super intelligentes très énervées. J’en ai croisés d’autres ensuite parmi mes meilleures potes, avec la même énergie énervée, et cette façon de même pas avoir à détailler quoi que ce soit, puisque sans un mot on sait qu’on sait. J’étais bouleversée de cette camaraderie instantanée parce que vu depuis mon groupe scolaire, il existait deux sales engeances sur cette planète, qui étaient juste scolarisés pour les allocs : les gitans et les arabes.

Pourtant, des Algériens, personne en connaissait, même si le racisme anti-arabe commençait à monter. On était en 1985 et les fils de prof portaient tous cette connerie de main de touche pas à mon pote.

J’ai regardé récemment « Mémoires d’immigrés ». Je connais la dureté de la migration via les récits familiaux Bumidom, les bidonvilles de Fort de France, la dure vie des métayers de la canne, la dictature de l’amiral Robert. Le fait de se croire français comme les autres et qu’on s’adresse à toi en petit nègre et puis qu’après on te reproche de te prendre pour autre chose que ce que tu es parce que tu as trois mots de vocabulaire. Mon père et mon grand père paternel, les Lorrains de mon histoire, nous ont aussi raconté l’exode rural et les déplacements forcés dus aux guerres, les privations, la vie des paysans et celle des ouvriers.

Mais les bidonvilles de Nanterre.

Les bidonvilles de Nanterre. Les camps provisoires en tôle qui durent 25 ans et que l’état français trouve malin de les faire diriger par des anciens d’Algérie. Les rafles et la suspicion permanente de deuxième colonne. Le mépris et les murs qu’on rase. Le silence. Le mirage du retour entretenu. Les primes de misère pour rentrer. Les godasses dans la boue et la colère qui s’accumule.

Djamila, ce qu’elle m’a dit sur le banc, j’ai mis 30 ans à le comprendre. Pour elle, c’était déjà limpide à 10 ans. L’égalité en laquelle j’ai cru, parce que l’idée est tellement belle, les idéaux de justice et d’égalité dans lesquels j’ai été élevée… L’égalité était défendue dans les prêches du curé du quartier, par nos instits, elle était partout dans les histoires de jacqueries ou encore  dans les grèves quand les mecs de la vallée de la Fensch retournaient tout en ville…

C’était avant les vagues de licenciement. Des naïfs des Minguettes avaient marché pour l’égalité. L’égalité. Un truc auquel tout le monde croyait à l’époque, l’égalité des salaires, l’égalité scolaire. Sauf ma pote Djamila qui avait déjà compris que tout le monde pouvait être égal sauf les arabes. Dans une interview récente [1], Akhenaton a bien résumé la situation: en France, pour les arabo-musulmans c’est « Oui tu peux pas ». Et je crois sincèrement que Djamila le savait déjà à l’époque.

Le débat actuel sur l’identité nationale, c’était tellement couru d’avance, tellement évident que ça allait finir comme ça. Que ça serait tout sur le dos des arabes (bon, on y ajoute un peu de subsahariens quand ils sont des musulmans aussi.). Et que la gauche ne serait pas capable de faire quoi que ce soit face au retour de la bourgeoisie maurrassienne parce qu’elle a passé toutes les années 80 (et là j’inclue les syndicats qui ont joué sur la division ouvriers, employés, souches, arabes, petits patrons) à démanteler tout ce qu’on avait gagné de haute lutte. La gauche s’est vautrée dans l’euphorie libérale et a tout foutu en l’air, la sécu, le droit du travail. Elle a fait croire à des ouvriers qu’ils pouvaient devenir des auto-entrepreneurs. Elle a financé et organisé un urbanisme ethniciste, elle a marché sur la tête de tout le monde et a surfé sur le Front National en titillant les identifications de groupe, du genre surtout vas pas t’assoir avec les arabes de l’équipe en face même si franchement y’a moyen de bien rigoler.

Quand on était petits, les potes algériens, on savait même pas qu’ils avaient une religion. Vu la place que ces trucs prenaient dans nos semaines (un cours à l’école, le catéchisme le mercredi, la messe le dimanche plus pour les chanceuses dans mon genre, les scouts). Je sais que je ne me suis posé la question que plus tard. Je savais où étaient les temples pour les protestants, les synagogues aussi, mais je n’avais jamais entendu parler d’un endroit pour les musulmans. Les musulmans, on en parlait seulement dans les cours d’histoire du Moyen Âge ou en cours de religion quand on parlait des pays comme le Sénégal, la bonne sœur nous disait que c’était un pays où il y avait aussi plein de musulmans.

Et maintenant, les arabes relèvent un petit peu la tête et on veut nous faire croire que la patrie est en danger, et qu’ils faut qu’on ait le cœur qui saigne en pensant au Sacre de Reims. 

Franchement, le sacre de Reims. 

Comme si on leur avait pas coupé la tête à ces cons de rois, que les Jacques avaient jamais brûlé aucun château de seigneurs féodaux. Je ne comprends même pas comment un « prolo français de souche » peut gober une connerie pareille, comme si les fastes champenois ça avait un quelconque rapport avec son histoire à lui. C’est comme quand tu as des copains employés qui trouvent qu’il y a trop de taxes sur les entreprises, qui trouvent que vraiment l’auto-entreprise c’est trop la classe, ou que vraiment faut comprendre les patrons. Les mecs, arrêtez tout, vous avez oublié de vous regarder dans la glace ce matin ou quoi ? Je sais que le PC vous a bien déçu, que le PS c’est encore pire, mais faudra quand même arrêter un jour de se tromper de combat.

Un jour dans un TER qui me ramenait vers Metz, j’ai discuté avec un monsieur de la même génération que mon père. On a parlé du coin, de l’arrivée du centre  Pompidou, du pôle touristique d’Amnéville. On a parlé de ses gosses. Ceux qui ont fait des études et sont partis, qui reviennent comme moi pour les vacances. Et ceux qui sont restés et qui bossent au Lux ou galèrent en intérim. On a râlé sur Arcelor-Mittal, sur les hommes politiques de la région, sur les difficultés du « reclassement ». Sur les préretraites et tous ces mecs qui se sont laissés aller et sont complètement déprimés et plus bons à rien du tout, super aigris. Au bout d’un moment, il m’a quand même demandé d’où venait ma mère et il m’a parlé de son collègue réunionnais, et de l’armée aussi où il avait connu beaucoup d’antillais. Alors, il m’a parlé de ses collègues arabes de l’usine. Avec une tristesse infinie.


Peggy Pierrot

Notes

[1] Mediapart, HS, Idées et arguments contre les faussaires de l’identité, décembre 2009